A Lagos, les Chibok Girls, ces 276 jeunes filles enlevées par le mouvement extrémiste boko haram en avril 2014 dans le nord-est du Nigeria, ne suscitent plus guère de mobilisation. Leur sort avait pourtant suscité l’émoi à travers le monde. Notre chroniqueuse nous explique pourquoi ce drame rencontre tant d’indifférence dans la grande métrople nigériane.
Des centaines de noms de jeunes filles. Parfois, une photo accompagnait le nom. Le plus souvent, seul un trou noir se trouvait au-dessus du patronyme en question. Les pancartes avec les noms de jeunes filles étaient affichées en permanence jusqu’à ces derniers mois sur le rond-point d’Awolowo. Une artère centrale d’Ikoyi, le quartier résidentiel de Lagos. Manière de rappeler aux nantis le sort des 276 adolescentes enlevées à Chibok (nord-est du Nigeria), le 14 avril 2014. Plusieurs fois par an, des manifestations en soutien des jeunes filles sont organisées sur ce rond-point.Force est de constater que la foule n’est pas au rendez-vous. Parfois, seule une dizaine de personnes ont fait le déplacement pour soutenir les Chibok girls. Les organisateurs et les rares journalistes venus couvrir l’événement sont majoritaires dans la foule. Comment expliquer une mobilisation aussi faible dans une ville de vingt millions d’habitants ?
Le mouvement de solidarité en faveur des Chibok girls a été considérable, peu après l’annonce de leur enlèvement. Il a été à la hauteur de l’indignation provoquée par l’attitude de Boko haram. Par la voix de son leader, Abubakar Shekau, la secte islamiste a affirmé vouloir vendre les jeunes filles pour en faire des « esclaves sexuelles ».
Shekau et Boko haram ( qui signifie l’éducation occidentale est un pêché) possèdent un sens aigu de la communication. Abubakar Shekau fait « poster » ses discours filmés sur YouTube. Dans ses diatribes en haoussa (langue majoritaire dans le nord du Nigeria) que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, Shekau s’attaque régulièrement à l’Occident et aux autorités fédérales nigérianes. Le dirigeant de Boko Haram a notamment menacé d’assassiner Margareth Thatcher et le pape Jean-Paul II, montrant ainsi qu’il suivait l’actualité de… très loin.
Dizaines de milliers de morts
Au-delà du caractère ubuesque des discours de Shekau, reste que son mouvement a tout de même causé la mort de dizaines de milliers de personnes au cours de la dernière décennie au Nigeria, au Cameroun, au Tchad et au Niger. Rien qu’au Nigeria, cette insurrection armée serait responsable de plus de 20 000 morts depuis 2009. Plus d’un million d’habitants du nord du Nigeria ont été déplacés à la suite des exactions de Boko haram.
Le monde a donc raison de s’inquiéter du sort réservé aux jeunes filles enlevées à Chibok par les islamistes radicaux. Des manifestations en faveur des Chibok girls ont été organisées dans le monde entier. Le mouvement Bring back our girls a mobilisé des millions de personnes en 2014. Au premier rang desquelles Michelle Obama, grandement investie dans cette cause : la première dame américaine a même brandi une pancarte en faveur de leur libération.
Au Nigeria, des intellectuels se sont également fait entendre, notamment l’écrivain Wolé Soyinka. Le premier prix Nobel africain a sommé les autorités nigérianes de faire leur maximum pour obtenir la libération des jeunes filles. Sans grand succès, il est vrai.
L’Etat fédéral a dépensé des milliards de dollars pour moderniser l’armée et lui permettre d’affronter plus efficacement la secte islamiste. Les nouvelles autorités, élues en avril 2015, ont mis au jour le fait que les milliards en question avaient été en grande partie détournés par des hauts gradés de l’armée, plus préoccupés par l’idée de gonfler leur compte en banque que par celle de venir au secours des victimes de la secte… Ces détournements expliquent en grande partie l’incapacité de l’armée à vaincre la secte islamiste.
Plus d’un an après l’arrivée au pouvoir du président Muhammadu Buhari, le nouveau régime n’a pas obtenu davantage de résultats que son prédécesseur. Que sont devenues les jeunes filles ? Sont-elles toujours en vie ? Certaines d’entre elles ont été utilisées lors des opérations kamikazes menées par les islamistes radicaux ? Dans une vidéo diffusée en août 2016 par la secte islamiste, un homme en armes qui se tient debout au milieu d’un groupe d’une dizaine de jeunes filles affirme : « Nous voulons envoyer ce message d’abord aux parents de ces filles pour qu’ils sachent qu’elles sont toujours avec nous, certaines d’entre elles, et deuxièmement, pour qu’ils disent au gouvernement fédéral du Nigeria, de libérer immédiatement nos frères emprisonnés ». Aisha Yesufu, porte-parole du mouvement Bring back our girls, affirme que des parents de Chibok auraient reconnu certaines jeunes filles sur la vidéo diffusée sur YouTube.
A Lagos, les manifestations en faveur des adolescentes réunissent de moins en moins de monde. Comme si beaucoup s’accommodaient déjà d’une issue tragique. Mariées de force ou tuées lors des affrontements avec l’armée. Comment expliquer cette relative indifférence ?
Violence et horreur
Le poids des années, bien sûr. Le fait aussi que le Nigeria a connu, entre temps, bien d’autres drames. Combien de Nigérians ont été enlevés, depuis lors, par la secte islamiste ou par d’autres mouvements armés ? La violence et l’horreur sont trop souvent banalisées dans ce pays. Chaque semaine, de nouveaux attentats de Boko Haram font des dizaines de morts. Les colonnes des journaux sont emplies de kidnapping, d’attentats suicides, d’affrontements ethniques et d’autres morts violentes.
Mais au-delà de ces éléments conjoncturels, un facteur structurel explique cette passivité. Lagos se trouve à près de mille kilomètres de l’épicentre de l’action de Boko Haram dans l’Etat du Borno. « Nous ne nous sentons tout simplement pas concernés par ce qui se passe là-bas. Pour nous le nord, c’est un autre pays, un autre monde », souligne Funmilayo Abiola, enseignante à Lagos. Le mode de vie à Lagos, et dans le sud du Nigeria en général, est très différent de celui en vigueur dans la partie septentrionale du pays le plus peuplé d’Afrique.
Le Sud est majoritairement chrétien. L’anglais est la langue dominante dans la partie méridionale du pays. L’Occident est le modèle avoué de la plupart des Nigérians du Sud. Le Nord est très majoritairement musulman. Le haoussa constitue la langue dominante. La charia a été officiellement instaurée dans les Etats du Nord et l’Occident n’y fait pas vraiment figure de modèle.
Dans l’Etat de Lagos, les jeunes filles passent en moyenne plus de vingt ans à l’école. Alors que dans celui de Zamfara (nord du Nigeria), les fillettes effectuent à peine plus d’un an d’études en moyenne.
Lorsque Boko Haram a conquis, en octobre 2014, Mubi, une ville de plus de 100 000 habitants dans l’Etat d’Adamawa (nord-est), les Lagotiens ont manifesté une profonde indifférence. Comme si tout cela ne les concernait pas réellement et se passait dans un autre pays. Les lycéennes de Chibok vivaient loin (dans des régions reculées) et appartenaient aussi à des milieux défavorisés : d’où la faible mobilisation en leur faveur.
Climat tout à fait différent lorsque le virus Ebola a fait son apparition à Lagos en juillet 2014. La mobilisation a alors été totale et d’une incroyable rapidité. La prise de conscience a été immédiate : le virus mortel pouvait toucher n’importe qui dans n’importe quel quartier. Il tuait aussi sûrement les riches que les pauvres. Donc personne ne l’a négligé. Contrairement à Boko Haram qui frappait dans l’extrême nord-est et essentiellement des populations déshéritées.
Sur le rond-point de Falomo, les ombres des lycéennes enlevées sont toujours là, dans les esprits des passants. Pour combien de temps encore ? Espérons qu’elles ne seront pas vite oubliées. Que leurs noms resteront gravés dans les mémoires longtemps encore. Espérons que leurs patronymes et leurs visages ne seront pas gommés de l’histoire officielle. En tout cas pas avant que leur trace n’ait été retrouvée et qu’un dénouement positif n’ait été trouvé à cette tragédie. Un drame d’abord nigérian, mais qui se joue désormais aussi hors des frontières du « géant de l’Afrique ».