La crise sanitaire du Covid-19 révèle au grand jour les inégalités liées au travail, bousculant les idées reçues sur l’importance et l’utilité des travailleurs les plus exposés. La prise en compte de cette question sera l’un des enjeux majeurs du monde d’après.
Ils sont magasiniers, livreurs, chauffeurs routiers, caristes, caissières, aides-soignantes, infirmières ou éboueurs. Ils continuent d’aller travailler et s’exposent, au contact de nombreuses personnes, au coronavirus qui paralyse la France et le monde. Entre ces travailleurs obligés de tenir leur poste et ceux, plus chanceux, qui peuvent poursuivre leur activité depuis leur domicile, voire depuis leur résidence secondaire, une fracture déjà existante est soudainement apparue au grand jour depuis le 17 mars et la mise en place du confinement.
“Ce qui saute aux yeux dans cette crise, c’est la distorsion entre la hiérarchie du prestige social, de la reconnaissance, des salaires et celle de l’utilité sociale”, souligne la sociologue du travail Dominique Méda, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales de l’université Paris-Dauphine, contactée par France 24. “À part les médecins, les infirmières et les techniciens, ceux qui sont en première ligne aujourd’hui sont majoritairement des personnes exerçant des métiers peu considérés, très souvent dits ‘non qualifiés’ et très mal payés.”
Parmi ces personnes qui assurent l’essentiel, au contact du public, et pour beaucoup sans la moindre protection lors des premières semaines du confinement, on retrouve un nombre considérable de femmes, majoritaires dans les métiers liés aux soins et dans la grande distribution : selon l’Observatoire des inégalités, 97 % des aides à domicile sont ainsi des femmes, tout comme 90 % des aides-soignants, 87,7 % des infirmières et sages-femmes et 73,5 % des vendeurs. Celles-ci sont par ailleurs très souvent sous-rémunérées, travaillent à temps partiel et avec des contrats courts.
Les hommes ne sont toutefois pas en reste, occupant la majorité des emplois de chauffeurs routiers, de livreurs, de caristes, d’éboueurs, de conducteurs de trains et de métros notamment.
Ce profil sociologique fait dire à Jérôme Fourquet, de l’Ifop, auteur de L’Archipel français, et Chloé Morin, de la Fondation Jean Jaurès, que “les premiers de tranchée”, comme ils les surnomment, rappellent beaucoup les Gilets jaunes. “Ouvriers, travailleurs indépendants, salariés peu ou pas diplômés étaient ainsi surreprésentés tant chez les Gilets jaunes d’hier que chez les actifs aujourd’hui ‘au front'”, écrivent-ils dans Le Figaro du 9 avril. Ils relèvent au passage que certaines figures médiatiques des Gilets jaunes occupent des métiers actuellement mobilisés : Maxime Nicolle, alias Fly Rider, a été chauffeur et mécanicien, Ingrid Levavasseur est aide-soignante, Éric Drouet est chauffeur routier.
“Les ‘gens qui ne sont rien’ sont ceux qui remplissent les supermarchés”
Cette comparaison a toutefois ses limites. Les salariés du public étaient peu mobilisés parmi les Gilets jaunes, alors qu’ils le sont fortement lors de la crise sanitaire actuelle. Même chose pour les travailleurs étrangers ou issus d’une immigration récente.
“C’est une revanche de l’histoire qui est assez sympathique. On se rend compte que les ‘gens qui ne sont rien’, comme disait Emmanuel Macron, sont ceux qui remplissent les supermarchés, s’occupent des petits vieux et livrent les colis”, souligne le sociologue François Dubet, ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
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Ce dernier a publié une tribune dans Le Monde, le 25 mars, dans laquelle il considère qu’au-delà des injustices liées à notre façon de hiérarchiser les métiers des uns et des autres, ce sont surtout les petites inégalités du quotidien qui sont désormais exacerbées.
“On vit d’ordinaire avec des inégalités qui ne scandalisent pas, mais avec cette crise, on voit que ces inégalités sont très vives, juge-t-il lors d’un entretien avec France 24. On voit par exemple que le confinement, c’est mieux à la campagne qu’à la ville, que c’est mieux dans une maison que dans un appartement, que certains peuvent aider leurs enfants à faire leurs devoirs et d’autres non et que certains sont obligés de travailler au contact de la population ou que d’autres sont contraints de cesser leur activité. Toutes ces inégalités deviennent intolérables.”
Selon lui, la sortie du confinement, qui sera synonyme de davantage de chômage et de pauvreté, sera très compliquée à gérer socialement et politiquement. “Les classes dirigeantes vont être encore plus affaiblies. Elles seront accusées, comme en 1929, d’avoir conduit le système à sa faillite. La poursuite de l’affaiblissement de l’État-providence ne passera plus”, affirme François Dubet.
“Il y aura encore moins ‘d’argent magique’ demain qu’hier”
Les déclarations d’Emmanuel Macron sur le service public, comme lors de sa première allocution télévisée sur le coronavirus, le 12 mars, puis lors de l’annonce d’un “plan massif d’investissement” pour l’hôpital le 25 mars, semblent montrer que le président de la République a pris la mesure du problème. “Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture. Je les assumerai”, a ainsi lancé le chef de l’État.
Emmanuel Macron devrait annoncer ses décisions avec un grand discours de sortie de crise, quelques semaines après la fin du confinement, selon Le Parisien, dans lequel il dessinera “le monde d’après” et ébauchera des “mesures puissantes” pour relancer l’économie française. La date de ce discours n’est pas encore fixée mais le quotidien évoque le 14 juillet. Reste à savoir quelles options seront privilégiées : la relance par l’investissement ou l’austérité ?
“De toute évidence, la crise est telle qu’on ne repartira pas sur le modèle ancien, veut croire François Dubet. C’est la totalité d’une vision politique, qui n’a pas démarré avec Emmanuel Macron, qui est en cause.”
“Ma crainte est que l’on nous ressorte les mêmes discours qu’avant : il y aura encore moins ‘d’argent magique’ demain qu’hier. On nous dira que les caisses de l’État sont vides”, annonce, beaucoup plus pessimiste, Dominique Méda.
Des craintes que semble confirmer le gouverneur de la Banque de France. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 8 avril, François Villeroy de Galhau affirme que “le traitement des dettes héritées de la crise supposera nécessairement un effort budgétaire rigoureux avec des dépenses publiques enfin plus sélectives”. Une vision du monde d’après bien proche du monde d’avant.