
Depuis plus de deux mois, la Corne de l’Afrique est confrontée à une invasion massive de criquets pèlerins qui se propage, faisant craindre une grave crise alimentaire.
L’Afrique de l’Est n’avait pas connu pareille invasion depuis des décennies. Voilà plus de deux mois que de gigantesques essaims de criquets pèlerins s’abattent sur ses terres et en ravagent les cultures et les pâturages. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un seul de ces essaims est vaste comme le Luxembourg (2 400 km2). Poussés par les vents, ces nuages de criquets peuvent aisément parcourir 150 km en une seule journée. Et ces insectes longs d’environ 7 cm ont l’appétit féroce : chacun d’entre eux ingurgite quotidiennement l’équivalent de son poids. Un essaim de 200 milliards de criquets est ainsi capable de dévorer chaque jour 400 000 tonnes de nourriture.
Une course contre la montre est engagée pour endiguer le phénomène. Car cette invasion acridienne hors normes fait craindre une crise alimentaire pour des millions d’habitants déjà vulnérables. « Il y a 13 millions de personnes dans ces pays concernés qui ont des difficultés d’accès à la nourriture. Dix millions de ces personnes résident dans des zones touchées par les criquets », déclarait en début de semaine le secrétaire général adjoint pour les Affaires humanitaires de l’ONU Mark Lowcock lors d’une conférence de presse au siège de l’organisation.
■ Comment les criquets ont-ils proliféré ?
Selon les chercheurs, deux facteurs expliquent cette prolifération : le changement climatique et l’instabilité politique. Tout commence au printemps 2018 lorsque des pluies abondantes s’abattent sur le « quart vide » de la péninsule arabique après la formation d’un cyclone au-dessus de l’océan Indien. La chaleur et humidité sont les conditions idéales pour la reproduction du criquet pèlerin, qui n’est pas détectée à cause de l’inaccessibilité de la zone, explique dans un entretien au Monde Keith Cressman, spécialiste des invasions acridiennes à la FAO. Un deuxième cyclone en octobre 2018 entretient cette reproduction. Le nombre de criquets est multiplié par 8 000.
Si le criquet pèlerin est plutôt de nature solitaire lorsque la densité de sa population est normale, il change de comportement dès que celle-ci augmente, pour former des essaims denses et très mobiles. Au début de l’année 2019, une partie de cette population migre ainsi vers le Yémen où la guerre civile empêche les opérations de contrôle. Les cycles de reproduction s’enchaînent. Trois mois suffisent pour qu’une larve de criquet devienne un adulte capable de se reproduire.
Les premières invasions touchent la Corne de l’Afrique en juin 2019 par le nord de la Somalie avant de gagner l’Éthiopie. Les deux pays parviennent à les contenir. Mais début décembre, à la faveur d’un nouveau cyclone, des averses s’abattent sur la Somalie et provoquent des inondations jusqu’en Éthiopie, entraînant de nouvelles reproductions. « La situation devient hors de contrôle », raconte au Monde Keith Cressman, de la FAO. « Il est certain que la succession de cyclones est à l’origine de la crise », affirme l’expert. Pour la seule année 2019, neuf ont été comptabilisés dans l’océan Indien.
« En temps normal, en décembre, les criquets qui étaient sur une partie de la Corne de l’Afrique auraient dû repartir en grande partie vers la péninsule arabique. Sauf que cette année, ils sont restés en raison des conditions climatiques favorables », remarque également Cyril Ferrand, à la tête de l’équipe de résilience pour l’Afrique de l’Est de la FAO, dans les colonnes de Jeune Afrique. Mais comme au Yémen, l’instabilité politique en Somalie a également compliqué la gestion de la prolifération.
■ Quels sont les pays touchés ?
L’Éthiopie et la Somalie ont donc été les premiers pays touchés par ces invasions de criquets qui ont ensuite gagné le Kenya, Djibouti et l’Érythrée. La Somalie a déclaré début février l’urgence nationale, en raison des risques pour la sécurité alimentaire dans le pays. Le gouvernement veut ainsi contenir les essaims avant les récoltes d’avril.
Depuis dimanche 9 février, des essaims sont également signalés en Ouganda et en Tanzanie. Ils menacent désormais se propager au Soudan du Sud, au Burundi et en RDC. Au Burundi, le ministère en charge de l’Agriculture et de l’Élevage s’est dit préparé à affronter ce « fléau ».
■ Quelles sont les conséquences pour les pays touchés ?
Les criquets pèlerins consomment la partie verte des plantes, c’est-à-dire les feuilles et non les grains. Dans les pays touchés, les conséquences sont pour l’instant limitées en ce qui concerne les agriculteurs, car les récoltes avaient déjà été ramassées. Les éleveurs sont en revanche frappés de plein fouet par ces invasions qui détruisent les moyens de subsistance de leurs bêtes. Au Kenya, qui n’a pas subi une telle invasion depuis 70 ans selon la FAO, l’impact de cette crise est d’autant plus important que les éleveurs viennent de subir trois années de sécheresse. Dans ce pays où l’agriculture représente 34 % du PIB, c’est toute l’économie qui est menacée.
■ Comment cette invasion est-elle combattue ?
Elle peut déjà être prévenue en vaporisant des pesticides de synthèse, explique au Parisien Cyril Piou, chercheur au Cirad. Une fois que les criquets sont là, on attend le matin lorsqu’ils se sont posés pour dormir, pour les éradiquer grâce à des insecticides répandus par avion ou depuis des 4×4. En Ouganda, les autorités disent ainsi avoir mis à disposition 36 000 litres de produits à pulvériser sur les zones infectées et mobiliser 2 000 soldats. Mais l’étendue du phénomène complique la surveillance et l’intervention par voie aérienne, alerte Keith Cressman, de la FAO.
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L’ONU appelle à l’aide internationale pour mettre au plus vite fin à la crise. La FAO a estimé fin janvier que 76 millions de dollars étaient nécessaires pour lutter contre ces invasions. Jusqu’à présent, seuls 20 millions ont été récoltés, a indiqué en début de semaine Mark Lowcock, secrétaire général adjoint pour les Affaires humanitaires de l’ONU. Or le temps presse. La population de criquets peut être multipliée par vingt tous les trois mois. « Au bout de six mois, il y a une population qui est multipliée par 400 », s’alarme Cyril Ferrand dans Jeune Afrique.
■ La situation peut-elle s’aggraver ?
Si la menace n’a pas été jugulée d’ici le début de la prochaine saison de semis, aux alentours de mars, les agriculteurs pourraient voir leurs champs dévastés. La période coïncidera avec l’apparition d’une nouvelle génération de milliards de criquets qui pourront se repaître de ces semences et de ces jeunes plans.
« En 2003-2005, un épisode semblable en Mauritanie a créé une famine telle que 10 ans après, on pouvait encore mesurer les impacts en migrations rurales », note Cyril Piou, du Cirad.