Face à la crise économique historique que traverse le Liban et au manque de débouchés et de perspectives, une grande partie de sa population, en quête d’opportunités à l’étranger, quitte chaque jour le pays. Une nouvelle vague de migration réinvestit fortement l’Afrique de l’Ouest, où des diasporas déjà très implantées se sont constituées au fil des crises.
« Cette nouvelle migration libanaise est surtout motivée par le dégoût de ce qui se passe au Liban et l’incapacité du pays à se reformer de l’intérieur. On a en Côte d’Ivoire des gens qui arrivent qui sont surqualifiés et qui émigrent dans l’espoir de travailler même sur des postes qui ne correspondent pas à leur niveau de qualification », constate Michel Rustom, directeur général de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire.
L’effondrement d’un pays
Dans le troisième pays le plus endetté au monde, la situation ne cesse de se dégrader sans la mise en place de réponses appropriées. Un constat que commentait déjà sévèrement, à l’issue de la Conférence du Cèdre en 2018, le docteur en droit international, Antoine Sfeir : « La classe politique a plongé le pays dans l’instabilité politique et dans la faillite économique et a institué la culture de la corruption. Elle est réfractaire à toute modernisation et n’a procédé à aucune des réformes exigées pour mettre en œuvre la Conférence CEDRE. C’est une preuve irréfutable de l’indifférence et de l’irresponsabilité de cette classe politique à l’égard de l’intérêt de l’État et des citoyens ».
La dette totale du Liban était chiffrée, il y a quelques mois, à 90 milliards de dollars, presque deux fois son PIB ; le montant de l’argent évaporé dans les arcanes du système financier est estimé à 85 milliards de dollars et le pays se trouve en défaut de paiement depuis le mois de février. A cette situation dramatique est venu se surajouter, le 4 août 2020, l’explosion du port de Beyrouth et d’infrastructures vitales pour le pays, entraînant la destruction d’une grande partie de la capitale. Une catastrophe qui a fait 200 morts, des milliers de blessés et de sans-abris, et des dégâts matériels estimés par le président de la République, Michel Aoun, à 15 milliards de dollars. Un désastre dans la crise qui a plongé le Liban dans une situation catastrophique sans précédent.
Aujourd’hui, la Banque du Liban (BDL) ne dispose plus que de quelques centaines de millions de dollars de réserves et les établissements bancaires ont imposé des restrictions drastiques. La monnaie locale a perdu, en quelques mois, six fois sa valeur entraînant une spirale d’hyperinflation. L’épargne des Libanais et leurs salaires ne valent plus rien, mettant à genoux une population déjà confrontée à une grande pauvreté. D’après la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (ESCWA), le nombre de personnes n’arrivant plus à subvenir à leurs besoins de base en 2020 a doublé et représenterait 55% de la population. Deux millions sept cent mille personnes gagneraient moins de 14 dollars par jour. Le risque de disparition des faibles filets sociaux existants, l’explosion des prix des produits de première nécessité, des médicaments ou du carburant pourraient alors faire basculer le Liban dans une crise humanitaire majeure.
Partir pour survivre
Pour les populations libanaises et pour les milliers de réfugiés (Palestiniens, Syriens…) vivant au Liban dans des conditions déjà précaires, les perspectives sont sombres et beaucoup cherchent à partir par tous les moyens à l’étranger. Mais même si beaucoup de Libanais en rêvent, tout le monde n’a pas la possibilité de le faire et les possibilités de trouver une terre d’accueil se font rare dans un monde frappé par la récession et la pandémie du Covid-19.
Chez les plus pauvres et les plus désespérés, on assiste, avec une fréquence inédite, à des tentatives de départ par la mer avec des moyens de fortune vers l’île de Chypre, située à 160 km de la côte libanaise dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Des initiatives dramatiques qui occasionnent de nombreuses disparitions en mer et qui se terminent le plus souvent par un retour au Liban après avoir été refoulés par les autorités chypriotes.
Ceux qui ont la possibilité de voyager par des moyens légaux partent à l’étranger vers différentes destinations. Notamment vers le Canada, ou les Émirats et beaucoup prennent la direction de l’Afrique, un continent d’opportunités qui a déjà accueilli plusieurs vagues migratoires. Ce mouvement touche l’ensemble du continent mais plus spécifiquement l’Afrique de l’Ouest, et particulièrement les pays francophones où réside une importante diaspora installée depuis plusieurs générations. Ces pays d’accueil ont toujours eu de bonnes relations avec les communautés libanaises qui, au fil du temps, sont devenues des partenaires très impliqués dans le développement de leurs pays d’adoption. Au Sénégal par exemple, ils sont commerçants médecins, avocats, ingénieurs, enseignants, députés et même ministres. Dans ce pays, ils sont devenus les premiers investisseurs. En Côte d’Ivoire, ils seraient à la tête de plus de 1 500 sociétés commerciales et industrielles.
La Côte d’Ivoire, principale terre d’accueil
La Côte d’Ivoire est l’une destination d’Afrique subsaharienne les plus prisées par les candidats à l’exil. Pour Michel Rustom, directeur général de la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire, « depuis janvier 2020, il y a eu entre 800 et 1000 Libanais qui sont venus pour travailler en Côte d’Ivoire. Soit une augmentation très significative de 30% par rapport aux périodes précédentes. La Côte d’Ivoire est un pays qui a une forte croissance, où il y a beaucoup de choses à faire et donc beaucoup de travail ». De plus, la Côte d’Ivoire est attractive, car c’est le pays qui rassemble la plus forte communauté libanaise d’Afrique, estimée actuellement à 80 000 personnes, Libanais, Africains d’origine libanaise ou Syriens qui se sont réfugiés au Liban pour fuir le conflit chez eux et qui profitent de cet flux migratoire libanais en Côte d’Ivoire pour venir aussi. Comme l’explique Michel Rustom, « ce qu’on constate c’est qu’on reçoit de plus en plus de CV (curriculum vitae) de Libanais qui veulent venir s’installer en Côte d’Ivoire. Des personnes qui ont un haut degré de qualification, principalement des ingénieurs qui cherchent à s’expatrier parce qu’il n’y a plus de débouchés au Liban. Avant il y avait beaucoup d’investisseurs, des gens qui avaient de l’argent et qui venaient créer des sociétés et de l’emploi. Il y en a toujours, mais ce qu’on constate aujourd’hui, ce sont davantage des personnes qui viennent chercher du travail. C’est un phénomène qu’on avait assez peu les années précédentes », fait-il remarquer. Avant 2020, de nombreux chefs d’entreprises investissaient en Côte d’Ivoire, car ils avaient, entre autres, des liens avec la diaspora locale qui les attirait dans le pays et qui souvent s’associait avec eux pour créer de nouvelles affaires. « Désormais, explique Michel Rustom, on reçoit beaucoup de CV spontanés de gens qui ont entendu parler du miracle ivoirien et qui n’ont pas d’attaches ni de lien avec des gens en Côte d’Ivoire. La plupart viennent pour passer des entretiens sur des postes souvent très en dessous de leurs compétences et sont parfois obligés de repartir au bout de quelques semaines faute d’argent s’ils n’ont pas obtenu un contrat d’embauche ».
Des migrations suites aux crises
Ce dernier mouvement migratoire de Libanais n’est pas un phénomène nouveau. Les guerres et les crises à répétition ont régulièrement entraîné des départs massifs de Libanais vers l’étranger. Vers l’Afrique subsaharienne, ces mouvements migratoires ont véritablement commencé vers la fin du XIXème siècle. Ils ont toujours été constants mais ont connu de très fortes accélérations à chaque période de crise. Ce fut d’abord le cas avec la Première Guerre mondiale, le passage du Liban sous mandat français, la Seconde Guerre mondiale et la création de l’État d’Israël, dont l’annexion des territoires palestiniens a affecté l’économie du Sud-Liban. Ce sera ensuite la guerre civile libanaise, en 1975, qui provoquera un flux de migration vers l’Afrique de l’Ouest, particulièrement important en Côte d’Ivoire. Un afflux qui se perpétuera avec la crise économique de 1990, avec la guerre israélo-libanaise de 2006 et dont le dernier opus est lié à la crise actuelle au pays du cèdre.
Ce phénomène récurrent a touché, à différentes époques, toutes les classes sociales et toutes les tranches d’âges, pauvres ou fortunés, Libanais de toutes confessions ou appartenances, provenant de toutes les régions du pays ou issus d’autres migrations plus anciennes, provenant de Palestine ou d’ailleurs. Ces derniers années, par exemple, l’immigration en Afrique de l’Ouest a davantage touché des Libanais venus du sud du Liban, mais aujourd’hui toutes les régions sont concernées. Le pays s’est aussi dépossédé de ses talents, comme le constate la spécialiste des migrations internationales, Catherine Wihtol de Wendel, directrice de recherches au CNRS et experte auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. « C’est un pays qui se vide de ses élites parce qu’elles considèrent que leur pays est invivable. A l’étranger, ceux qui ont émigré sont très contents de parler du Liban. Ils gardent des liens très forts entre eux et avec leurs familles, c’est lié à des appartenances religieuses, communautaires ou autres. Ils envoient de l’argent au Liban, mais quand ils y retournent, c’est pour les vacances. » Toutes ces migrations viennent renforcer les réseaux transnationaux déjà créés par les Libanais de l’étranger, qui représentent plus de trois fois la population du Liban estimé en 2020 à 5,4 millions d’habitants.
Une migration et une diaspora difficilement quantifiable
Le phénomène migratoire que l’on observe actuellement vers l’Afrique n’est pour l’instant pas quantifiable avec précision. Des chiffrages sont en cours, mais les chancelleries restent très discrètes sur le nombre d’arrivées enregistrées et les organismes internationaux manquent de recul pour mesurer le phénomène en cours. De même, les estimations concernant l’ensemble de cette diaspora sur le continent sont extrêmement variables en fonction des critères retenus. Pour l’anthropologue Marwa El Chab, directrice de recherches émérite au CNRS qui a enquêté sur le sujet auprès des services diplomatiques de Dakar (Sénégal), d’Abidjan (Côte d’Ivoire) et de Ouagadougou (Burkina Faso), les modes de calculs sont très aléatoires. « Bien souvent les services diplomatiques n’ont pas de documents individuels mais des documents par famille. Ils établissent des statistiques très approximatives sur la base de calculs estimant par exemple qu’une famille en moyenne comprend 5 personnes (2 parents et 3 enfants) qu’ils multiplient alors par le nombre de familles connues et estimées, car beaucoup ne sont pas enregistrées ». Au reste, ces informations ont parfois fait l’objet de manipulations comme le rappelle Marwa El Chab : « Le nombre a une importance politique en fonction de ce qu’on veut véhiculer comme information. Quand la colonisation française en Afrique voulait argumenter contre la présence libanaise, elle a surestimé leur présence pour montrer qu’il y avait beaucoup trop de Libanais, et pareil dans l’autre sens quand on a sous-estimé leur présence dans le débat politique ».
Le politologue Albert Bourgi fait remarquer dans son ouvrage Libanais en Afrique, ou d’Afrique, publié chez Outre-terre, que la présence libanaise sur le continent africain en 1890 ne se chiffrait qu’à quelques dizaines de personnes et qu’à l’aube des indépendances africaines, les Libanais étaient déjà près de 300 000 sur tout le continent. Actuellement, rien qu’en Afrique de l’Ouest où cette communauté est la plus présente, l’estimation varie entre 500 000 et 1 million de personnes avec des écarts très importants suivant les pays.
Une histoire migratoire qui a toujours été très liée à celle de l’Afrique francophone. En 1936, le Sénégal connaissait la plus forte implantation du continent. A partir de la décennie des années 1980, la Côte d’Ivoire comptera la population libanaise la plus nombreuse d’Afrique de l’Ouest, estimée alors à près de 120 000 personnes. Mais suite à la guerre civile qui éclate en Côte d’Ivoire en septembre 2002, de nombreuses familles sont parties et se sont installées notamment à Lagos au Nigeria. Ce pays est considéré par bon nombre de Libanais comme l’une des destinations les plus attractives de par ses opportunités d’affaires, en particulier dans le domaine pétrolier. Une destination de choix pour la nouvelle migration libanaise où se développe une nouvelle et importante diaspora. Et c’est une première pour un pays anglophone.
rfi