Vingt-cinq mois après les accords de paix avec les FARC et six mois après l’investiture d’Ivan Duque à la tête du pays, qui devait augurer d’une ère nouvelle, la Colombie est toujours confrontée à la puissance et à la violence de divers groupes armés. La cocaïne continue de battre des records historiques de production et le pays est toujours en prise avec des guérillas et des organisations criminelles nationales et internationales. Regards sur ce paysage en constante recomposition avec le chercheur Frédéric Massé, spécialiste de la Colombie et des processus de paix.
Le 24 novembre 2016, un accord de paix historique était signé entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC, mettant fin à un demi-siècle de conflit sanglant. Pourtant en 2019, plusieurs groupes armés sont toujours engagés dans des luttes d’une grande violence. Le dernier attentat contre l’école nationale de police de Bogota qui a fait une vingtaine de morts, revendiqué par l’Armée de Libération Nationale, l’ELN, une des guérillas toujours actives en Colombie, en est la dernière manifestation visible.

RFI – Frédéric Massé, a-t-on toujours des organisations armées dans le paysage colombien actuel ?
Frédéric Massé – On a toujours des groupes armés sur le terrain, présent dans différentes régions du pays. On peut les différencier globalement en deux types: ceux qui proviennent de la guérilla et ceux qui se revendiquent comme issus des paramilitaires.
Du côté de la guérilla, l’Armée de libération nationale, l’ELN, est toujours active comme on l’a vu récemment avec l’attentat de Bogota ?
L’ELN est la deuxième guérilla la plus importante de Colombie (historiquement après les FARC). Elle est d’origine marxiste-léniniste à tendance pro-cubaine et théologie de la libération. L’ELN a été créée au début des années 1960 et a connu un fort développement grâce aux extorsions pratiquées contre des entreprises du secteur pétrolier et en particulier contre une entreprise allemande qui construisait un oléoduc à la frontière du Venezuela. A la fin des années 1990, contrairement à d’autres guérillas, l’ELN et les FARC ne se sont pas démobilisées. L’ELN, qui a toujours été considérée comme « le petit frère des FARC », a entamé des pourparlers de paix, parallèlement au processus de négociation entre le gouvernement et les FARC, qui n’ont pas abouti pour différentes raisons.
Depuis la signature des accords de paix fin 2016 et la démobilisation des FARC, qui s’en est suivie, l’ELN a récupéré des territoires, notamment sur des espaces laissés vacants par les FARC. Mais contrairement aux FARC qui sont une organisation très hiérarchisée, l’ELN est une organisation beaucoup plus fédérative et plus décentralisée avec une emprise sur la population beaucoup plus forte. De plus, l’ELN dispose de capacités financières et logistiques qui lui permettent de continuer à recruter des jeunes en région. Il y a encore deux ou trois ans, on considérait que les forces de l’ELN s’élevaient à environ 1 300 combattants, plus des miliciens dont le nombre est difficile à évaluer ; aujourd’hui on estime qu’ils seraient entre 2 000 et 2 500 combattants.
L’ELN dispose-t-elle d’un territoire en particulier ?
Non, il y a des fiefs de l’ELN comme l’Arauca et le Norte de Santander qui sont des départements à la frontière avec le Venezuela, correspondants aux régions où s’est construit l’oléoduc et où l’ELN s’est renforcée en pratiquant des extorsions. Cette région frontière avec le Venezuela est un des fiefs de l’ELN, dont on pense qu’elle est à l’origine de l’attentat de Bogota. Mais l’ELN est présente dans d’autres parties du territoire : au sud-ouest de la Colombie dans le département du Cauca et du Nariño, frontière avec l’Equateur ; dans le département du Chocó sur la côte Pacifique colombienne, dont une partie est frontière avec le Panama ; ou dans d’autres régions centrales comme le sud de l’Etat de Bolivar. En fait, l’ELN est présente dans différentes régions, certaines sont plus historiques, mais depuis la démobilisation des FARC, l’ELN a consolidé sa présence dans un certain nombre de régions et se serait développée sur de nouveaux espaces laissés vacants par la démobilisation des FARC.

En dehors de l’ELN, y a-t-il d’autres acteurs de la lutte armée ?
En ce qui concerne l’ancienne guérilla, vous avez aussi les dissidents des FARC. Les FARC comptaient officiellement 7 000 à 8 000 combattants démobilisés, plus près de 5 000 miliciens. On soupçonne que des miliciens ne se sont pas démobilisés et seraient toujours en activité ou opérationnels. Parmi ceux qui se sont démobilisés, lors des négociations de paix, on a toujours souligné que les FARC étaient un mouvement hiérarchisé et unifié. Je pense qu’on a un petit peu exagéré sur l’unité des FARC pour des raisons essentiellement politiques, car c’était politiquement incorrect de soupçonner ou de dévoiler certaines visions à terme au sein des FARC pendant les négociations. Ces divisions se sont accentuées à la fin des négociations et dans la mise en œuvre, une fois les accords signés. Au départ, on estimait que les risques de dissidence étaient tout à fait faibles, et c’est vrai qu’ils n’étaient pas très élevés, mais ils n’étaient pas nuls. D’ailleurs, quelques mois avant la signature des accords de paix, on a eu des premières déclarations officielles de dissidents de la part de certains commandants des FARC. A l’époque, cela correspondait à 200, 300 personnes. Mais il y a eu aussi ceux qui n’avaient pas déclaré leur dissidence, qui ne savaient pas encore très bien s’ils allaient se démobiliser ou pas ; et il y a eu ceux qui ont rapidement repris le maquis en raison des difficultés et des lenteurs de la mise en œuvre des accords de paix. Et donc un certain nombre d’anciens combattants ont rejoint les dissidences pour des raisons variées, pour des convictions idéologiques ou surtout suite à certaines déceptions et frustrations vis-à-vis de ce qui fut mis en œuvre avec les accords de paix. En l’espace de deux ans, on est passé de 200 à 300 dissidents à plus de 2 000 dissidents dans les FARC.
Que sont devenus ces quelque 2 000 dissidents des FARC ?
Parmi les dissidents des FARC, vous n’avez pas que des anciens combattants: entre un tiers et la moitié sont des anciens combattants et il y a aussi de nouvelles recrues, car ces anciens dissidents dans les différentes régions du pays ont les capacités financières et logistiques pour recruter de nouveaux combattants. Mais la nature même de cette dissidence prête à discussion. Le gouvernement a tendance à les présenter comme de simples criminels, les considérant comme les combattants qui étaient les plus impliqués dans le narco-trafic à l’époque des FARC, et expliquant qu’ils n’auraient pas désarmé pour des raisons purement et simplement criminelles. Alors c’est vrai que ces raisons existent, mais je pense que c’est un peu schématique et un peu simpliste. Car parmi les dirigeants de ces dissidences, certains revendiquent un caractère politique et accusent même les dirigeants des FARC qui ont signé les accords de paix d’avoir trahi l’accord et d’être eux-mêmes la dissidence. Donc, il y a un discours politique qui vaut ce qu’il vaut, qui peut servir de prétexte pour certains, mais peut-être pas pour tous.
Les dissidences ne sont pas unifiées et occupent différentes régions : il y a une dissidence qui se situe à l’est du pays à la frontière avec le Venezuela et un petit peu à la frontière avec le Brésil qui est relativement politisée ; une autre dissidence se situe dans le sud du pays dans les départements Caquetá et Putumayo ; et enfin une autre dissidence dans le département du Nariño qui est totalement dépendant de gros cartels mexicains de la drogue et dont l’ancien chef a été tué pour avoir assassiné plusieurs journalistes. Donc, les dissidences ne sont absolument pas unies et l’une des questions est de savoir si elles ont la capacité et l’envie de reconstituer un front plus ou moins uni des FARC, qu’on pourrait appeler « FARC canal historique », comme cela s’est produit avec d’autres mouvements de guérilla comme avec l’IRA.
On parle aussi de l’Armée Populaire de Libération, l’EPL qui renaîtrait de ses cendres ?
L’EPL est un ancien groupe qui s’est plus ou moins démobilisé dans les années 1990. Une partie de ses combattants ne s’est pas démobilisée et à rejoint les groupes paramilitaires en particulier dans la région du Catatumbo, pas très loin de la frontière avec le Venezuela. Megateo, le chef de la dissidence de l’EPL , a été tué en 2015, mais il a été remplacé et vous avez un groupe résiduel qui se prétend toujours être l’EPL. Le groupe aurait également tenté de profiter de la démobilisation des FARC pour étendre sa zone d’influence très limitée au Catatumbo. Aujourd’hui, on mentionne la présence de l’EPL dans d’autres régions de Colombie notamment dans le Cauca et le Nariño, à l’autre bout du pays.

En plus de tout cela, on a une myriade d’organisations criminelles locales plus ou moins importante ?
Ensuite effectivement, vous avez des groupes criminels armés ou des groupes d’armés criminels, la nuance est d’importance, car avant il y avait davantage de groupes armés criminels et la question maintenant est de savoir si on a des groupes criminels armés ? La nature première du groupe dépendant du premier qualificatif qu’on leur donne. Quand je parle de groupes armés criminels, ce sont soit des groupes paramilitaires, soit des groupes de guérilla qui sont tombés dans la criminalité et qui se financent par la criminalité. Quand je parle de groupes criminels armés, ce sont des groupes d’origine criminelle, mafieuse, qui ont une capacité militaire suffisante pour être considérés comme des groupes armés.
Depuis la démobilisation incomplète des groupes paramilitaires entre 2003 et 2006, on a eu une reconsidération de ses groupes, une certaine implosion, parce qu’on sait également qu’un certain nombre de leurs paramilitaires ne se sont pas démobilisés et quand ils l’ont fait, ils se sont remobilisés ensuite.
Après 2006 et dans les dix ans qui ont suivi, vous avez eu des implosions, des reconfigurations et des regroupements d’un certain nombre de ces groupes issus des paramilitaires.
Depuis ces cinq dernières années, vous avez un groupe qui a émergé de tout cela, qui est le Clan du Golfe. Une organisation située essentiellement à la frontière du Panama, mais qui s’est étendu sur la côte Caraïbe et dans d’autres régions du pays. Ces groupes issus des paramilitaires, à travers plusieurs processus de réorganisation, de vendetta, de luttes internes, se sont développés et sont devenus plus visibles. Les forces armées ont concentré leurs actions sur ces groupes et depuis quelques années, ceux-ci ont fortement diminué. Le problème, c’est que ces groupes criminels sont un peu comme des organisations mafieuses : vous éliminez la tête et il y en a une autre qui repousse. Face à tout cela, il y a un certain débat pour savoir si le Clan du Golfe est définitivement amoindri, même si on n’a pas capturé ses derniers dirigeants. On sait qu’il y aurait des négociations plus ou moins confidentielles entre le gouvernement et ce groupe pour bénéficier d’une certaine démobilisation en échange probablement de peines réduites de prison. Mais ces situations piétinent et on ne sait pas très bien où ça en est. Le Clan du Golfe a eu jusqu’à 5 000 « combattants », on dit qu’aujourd’hui ils seraient moins de 2 000.
Au-delà, il y aussi des organisations beaucoup plus petites, très implantées localement et très souvent totalement dépendantes des grands cartels mexicains de la drogue dont la présence n’est pas nouvelle en Colombie, mais qui depuis cinq ou six ans, affirment de plus en plus leur présence, leur contrôle de certaines routes de la drogue, et leur activité criminelle ultra-violente.