Le quinzième numéro de Dabiq, le magazine officiel de l’Etat islamique, vient d’être publié. Il évoque les nombreux attentats islamistes qui ont émaillé l’été jusqu’à présent. La revue assure surtout que l’intervention militaire occidentale en Syrie et en Irak ne compte pas vraiment pour les terroristes…Et si nous n’étions pas obligés de croire Dabiq sur parole?
La dernière livraison de Dabiq, la revue de propagande de l’Etat islamique intervient à l’issue d’une série d’attentats meurtriers: Orlando aux Etats-Unis; en France, Magnanville, Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray; les attaques de Wurzburg et Ansbach en Allemagne, sans oublier les innombrables et extrêmement meurtrières opérations terroristes menées en Afrique ou encore au Moyen-Orient, où une explosion a tué 323 personnes à Bagdad au début du mois de juillet.
Mais au-delà de ce lourd contexte, ce nouveau numéro présente un changement de paradigme. Dans cet exemplaire, les communicants du groupe salafiste expliquent à nouveau leur haine de l’Occident et les raisons pour lesquelles ils le combattent. Or, les motifs désormais allégués ne sont pas les mêmes que dans le Dabiq numéro 12, publié après la tragique soirée du 13 novembre 2015 à Paris. A l’époque, l’éditorial du magazine affirmait que l’attaque du Bataclan était la conséquence d’une supposée «arrogance de la France envers l’islam».
Au moment d’attaquer le Bataclan, un des terroristes s’en prenait lui aussi à la politique française, et plus particulièrement à sa diplomatie:
«On fait partie de l’Etat islamique et on est là pour venger nos familles et nos proches de l’intervention française en Syrie.»
A chaque attentat, et celui de Saint-Etienne-du-Rouvray ne fait pas exception, les assaillants justifient leurs crimes par les morts dus à la coalition internationale, dont la France fait partie, en Syrie et en Irak. C’est précisément cette explication que le dernier Dabiq réfute:
«Ce qu’il faut comprendre ici c’est que bien que certains disent que vos politiques étrangères sont à l’origine de notre détestation, cette raison de vous haïr est secondaire, c’est d’ailleurs pour ça que nous ne la citons qu’en bas de cette liste. Le fait est que, même si vous cessiez de nous bombarder, de nous emprisonner, de nous torturer, de nous avilir, d’usurper nos terres, nous continuerions à vous haïr car la raison première de notre haine ne disparaîtra qu’avec votre conversion à l’islam».
La version avancée par Dabiq pour justifier les attentats des siens est donc claire: ceux-ci ne dériveraient d’aucune politique, ne seraient qu’indirectement liés aux interventions militaires en Irak et en Syrie. Ils ne seraient qu’un moyen d’intimidation pour forcer à une conversion de masse, définitive, de l’Occident majoritairement chrétien.
Pourquoi Dabiq véhicule-t-il un tel message, quand tant de terroristes arguent justement de leur volonté de rétribution face aux «crimes» commis par l’Occident en Irak ou en Syrie?
Déclarer que l’affrontement militaire est secondaire, c’est se préparer à le perdre
Le magazine Dabiq a une place particulière au sein de l’empire médiatique que l’armée islamiste a bâti depuis 2014, très bien décrite par Reporters sans frontières dans un rapport. L’Etat islamique dispose de nombreux journaux, d’hebdomadaires, de chaînes de télévision, d’ondes radiophoniques et même d’une agence pseudo-journalistique ayant acquis au grés des revendications une grande importance, Amaq. Dabiq possède un lustre particulier dans cet arsenal médiatique.
Dabiq est à la fois le discours officiel que tient l’Etat islamique sur ses ennemis et ses objectifs et le discours officiel qu’il tient sur lui-même
Cette revue anglophone à la maquette particulièrement léchée a été, depuis sa création, la matrice de nombreux avatars et ce dans toutes les langues (son petit frère francophone a pour nom Dar Al Islam). Les autres médias de l’EI peuvent changer de noms à l’occasion, voire disparaître suivant les circonstances militaires et leur niveau de qualité peut varier. Ce n’est pas le cas de Dabiq qui est la prunelle des yeux des cadres de la propagande terroriste. Ce qui paraît dans Dabiq a été avalisé par les dirigeants de l’EI. Ainsi Dabiq est à la fois le discours officiel que tient l’Etat islamique sur ses ennemis et ses objectifs et le discours officiel qu’il tient sur lui-même.
Et il se trouve que ce changement de ton du magazine fait écho à un communiqué radiophonique récent d’Abou Mohamed Al Adnani, le chef de la propagande de Daesh. En affirmant que les politiques occidentales en direction de la Syrie et en Irak ne sont que très «secondaires» dans les motivations terroristes, Dabiq semble tirer les leçons, voire les éléments de langage de ce discours d’Adnani diffusé le 22 mai dernier:
«Considérez-vous, Américains, que la défaite réside dans la perte d’une ville ou d’un territoire? Avons- nous été défaits quand nous avons perdu des villes en Irak, quand nous étions dans le désert sans ville et sans territoire? Pensez-vous que vous serez victorieux et que nous serons défaits si vous prenez Mossoul, Syrte ou Rakka et même toutes les villes, et que nous retournons à notre condition initiale? Sûrement pas!»
Visé par les pontes de l’EI et obéissant avec discipline à sa direction, Dabiq a visiblement adapté son discours à cette prise de parole d’Adnani: déclarer que la chose militaire est «secondaire» c’est aussi dire, chercher à convaincre et à se convaincre que la perdre n’a aucune importance. En d’autres termes, Dabiq, comme toute officine de propagande étatique, veut maquiller la défaite militaire et maintenir la pression sur un ennemi qui menace l’Etat auquel elle appartient sur ses terres.
Régis Le Sommier est directeur adjoint de Paris Match et auteur du livre Daech, l’histoire. Il voit dans ces divers éléments, la double influence d’Adnani:
«On est vraiment dans la lignée du message d’Adnani. Tout d’abord, les derniers attentats lui obéissent, lui qui demandait aux partisans de l’EI de s’attaquer aux Occidentaux avec tout ce qui leur passait sous la main. Et puis, aujourd’hui Dabiq s’inspire effectivement de son discours sur le retour au désert. On habitue en fait les sympathisants à la fin du Califat.»
Ce quinzième numéro de Dabiq est d’ailleurs diffusé à un moment où la position de Daesh est particulièrement inconfortable dans le nord de l’Irak où il risque d’abandonner l’une de ces capitales: Mossoul. Certains de ses leaders ont même commencé à fuir la ville pour échapper à l’offensive kurde et irakienne, soutenue par les Etats-Unis, annoncée sur la cité pour septembre.
Daesh ne connaît plus ses troupes
Un autre passage de la revue attire l’oeil, révélant la situation nouvelle de l’Etat islamique et l’approche que l’organisation a choisi d’adopter par rapport à celle-ci. Le magazine fait le point sur les attaques terroristes que l’EI a accomplies depuis sa publication précédente. En quelques pages, on dénombre 24 théâtres d’opération, situés partout sur la planète. A chaque fois, une notice revient sur le nom des auteurs de ces assassinats généralement désignés comme des «frères» ou des «soldats du Califat».
En ce qui concerne les attaques perpétrées en France ou aux Etats-Unis, ces paragraphes sont lapidaires et volontairement lacunaires: ainsi au moment de parler du «frère Omar Mateen», tueur de la boîte gay d’Orlando, et de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l’assassin niçois, rien n’est dit sur la personnalité complexe et la sexualité ambiguë des deux terroristes. «Parler de leurs tendances homosexuelles aurait bien sûr été contreproductif pour Daech» pour des raisons doctrinales et de crédit note Régis Le Sommier.
De même alors que les membres du groupe du Bataclan étaient apparus après leur mort dans plusieurs plans d’une vidéo officielle de l’Etat islamique, Daesh n’a pas pu réitérer cette fois-ci cette mise en scène post-mortem. A peine a-t-il dû se contenter d’une vidéo enregistrée par Larossi Aballa dans le domicile du couple de policiers de Magnanville et des images d’allégeance des deux assassins du père Jacques Hamel de Saint-Etienne-du-Rouvray.
Le 13 novembre, le stade de France étaient l’oeuvre d’un commando composé au Moyen-Orient et piloté par la hiérarchie islamiste. Les dernières attaques quant à elle sont venus d’individus plus isolés, et radicalisés sur place. En conséquence, l’Etat islamique ne maîtrise plus les biographies, les profils de ses sbires.
Régis Le Sommier apporte une nuance à ce propos: «Je pense que l’attaque de Nice a été davantage coordonnée avec l’EI, mais effectivement on peut se demander quand même si désormais ils ne naviguent pas à vue».
Aveu de faiblesse? Non, la radicalisation express et solitaire est un schéma que Daesh a, de longue date, encouragé comme vecteur d’une terreur plus facile à propager dans la pratique. La tournure de la vie d’un terroriste avant son ralliement au «Califat» importe peu. La «jahiliyya» («ignorance» en arabe, qui désigne l’Arabie polythéiste et donc préislamique et, dans l’idéologie salafiste,, la période de l’existence d’un individu avant que celui-ci ne rejoigne «la vraie foi» et ne mette en pratique un islam approuvé par les fondamentalistes) est même une phase attendue, incontournable de l’histoire personnelle de ses terroristes.