Plus de quarante jours de manifestations. Le Chili, vanté jusqu’à il y a peu par les organisations financières internationales comme étant le « bon élève de l’Amérique latine », ne quitte plus les Unes des journaux. Les Chiliens, eux, ne quittent plus la rue, réclamant plus de justice sociale, de vrais services publics, une nouvelle Constitution. Les images des médias et les réseaux sociaux documentent cette révolte dans le monde entier. Les documentaires et débats, proposés dans le cadre du festival « Chile despertó ! » (le Chili s’est réveillé) qui commence ce jeudi 28 novembre à Paris, éclairent et nourrissent la réflexion sur « la page d’histoire qui est en train de s’écrire » au Chili. La cinéaste Carmen Castillo, qui se trouvait au Chili lorsque les manifestations ont éclaté, est l’une des invitées du festival. Rencontre.
« J’avais l’habitude de finir tous mes textes avec ce mot : despertar. Le réveil (ou se réveiller), nous explique Carmen Castillo. Et le Chili a bougé, le pays
s’est éveillé ; “despertó”, pour reprendre le nom du festival qui débute ce jeudi. Et le tag #chiledesperto fleurit sur Twitter, Instagram ou encore Facebook. La société chilienne était anesthésiée par l’endettement, la consommation, la cruauté de la vie, poursuit Carmen Castillo. Pour la cinéaste – qui était aux côtés d’Allende pendant le gouvernement d’Unité populaire et qui est toujours une femme engagée – l’éveil d’une société a une acception très politique : c’est l’envie d’apprendre, l’envie de s’organiser. Et très vite, à la faveur de la révolte d’octobre, les gens se sont organisés, par quartier, par groupes (comme les associations de femmes qui ont occupé les rues le 25 novembre, journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes) ou encore par métier.
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Les médias au pilori
Les métiers de l’audiovisuel ne sont pas en reste. Ainsi ce collectif Ojo Chile qui fédère des professionnels du cinéma ou encore l’association des documentaristes chiliens (l’ADOC) qui informe sur le réseau WhatsApp de la date de sa prochaine assemblée (cabildo), le 30 novembre. Carmen Castillo nous montre la convocation. « Le milieu de l’audiovisuel s’est mobilisé et il y a eu des manifestations contre les télévisions ». Car les médias chiliens sont régulièrement épinglés pour leur conservatisme et leur parti pris, très droitier. La plupart des grands médias, journaux et télévisions sont adossés à des groupes industriels ou financiers et ont largement soutenu la dictature militaire dans le passé. « Il y a quelques sites internet, la radio de l’université du Chili et quelques radios populaires, et c’est tout... », rappelle Carmen Castillo. Au début des manifestations, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a d’ailleurs pointé des cas de pressions sur les journalistes pour qu’ils aient une couverture plus favorable au pouvoir des événements en cours.
El Instituto de la Comunicación e Imagen de la @uchile condena enérgicamente los actos represivos ejercidos por parte de Carabineros de Chile contra miembros de la comunidad ICEI, incluidos estudiantes y nuestra académica de la Escuela de Cine y Televisión, Coti Donoso.
Les journalistes eux-mêmes ont protesté contre la manière dont les chaînes télévisées rendaient compte des événements et dans les manifestations, les slogans pointant le parti pris des médias étaient légion.
Los medios de comunicación viven una tensión enorme, que mucho tiene que ver con cómo se relacionan con la comunidad (fuentes, elite, ciudadanía, etc). La Tercera no está ajena a ese fenómeno. Acá una entrevista al respecto: https://twitter.com/eldesconcierto/status/1197258313567817729 …
El Desconcierto✔@eldesconcierto
Exclusiva | Habla subeditor desvinculado de La Tercera: “En algunas secciones existe un clima intimidatorio” https://bit.ly/2Oz48qd
L’école populaire de cinéma investit les rues
La cinéaste se trouvait au Chili lorsque les manifestations ont éclaté. Depuis plusieurs années, elle effectue des voyages réguliers au Chili où elle participe au travail de l’École populaire de cinéma de Santiago, créée il y a douze ans par deux cinéastes, Carolina Adriazola et José Luis Sepulveda. « Je les ai rencontrés pour mon film Calle Santa Fé, et depuis on ne se quitte pas. C’est mon socle au Chili », raconte la réalisatrice qui a fui le Chili en 1974 dans des circonstances terribles qu’elle raconte dans son livre Santiago-Paris, le vol de la mémoire. C’est créé avec eux, « un tissage qui mêle complicités intellectuelle et artistique et affinités politiques profondes ». Ils filment partout, dans les mines, dans les prisons, dans les quartiers populaires. L’un de leurs films, Cronica de un comité (2014), fait d’ailleurs partie de la riche sélection du festival Chile desperto (voir encadré).
Cette école populaire de cinéma, gratuite, et qui accueille des élèves de tous les univers socio-professionnels, est unique au Chili. Les élèves sont en immersion dans ce collectif qui vit « façon Ariane Mnouchkine », nous explique Carmen Castillo. Les repas sont élaborés et pris collectivement. Les cours sont l’occasion de visionnages et de discussions des travaux de chacun, et tous s’aident et s’épaulent, car le cinéma est avant tout une aventure collective. On discute aussi beaucoup de ce qui est montrable ou pas, ajoute-t-elle prenant l’exemple d’un travail cinématographique sur la danse comme instrument de libération du corps pour les femmes. Or « dans des quartiers populaires où la vie est d’une cruauté sans nom », les réalisatrices ont rencontré une femme qui avait été torturée. Comment raconter la souffrance d’un corps ? Comment filmer la douleur ? Des questions qui doivent se poser souvent étant donné la violence de l’histoire contemporaine du Chili.
Les élèves de l’école se sont emparés de la révolte actuelle. Carmen Castillo prend son agenda et feuillette le mois d’octobre, remontant le fil de l’histoire. L’invasion du métro, après la hausse du ticket décidée par le gouvernement de Piñera. L’état d’urgence en fin de semaine après que le phénomène se soit amplifié. « En fin d’après-midi, alors que j’allais prendre le métro, celui se ferme en raison des invasions. Une foule de gens ne peuvent pas rentrer chez eux. Santiago est comme Paris : les lieux d’habitation sont éloignés des lieux de travail. Les gens sont désespérés et furieux… et entre le jeudi et le vendredi, la situation a explosé. »
Le 21, c’est le branle-bas le combat à l’école de cinéma. « On a décidé tous ensemble de vivre ça et d’apporter notre matériel sur les barricades, dans une opération que l’on appelle “los pantallazos en la barricada”. La première installation a été dans un lieu assez central, près du musée d’art contemporain. Il y avait le couvre-feu, alors on démarrait tôt, vers 5h, et on ouvrait le micro ». Les gens se sont rassemblés et ont parlé. La parole s’est libérée, nous dit-elle. Et ça s’est répété le lendemain dans le quartier Yungai (ouest du centre-ville) et ensuite dans les autres quartiers où ils se sont installés. « On sentait bien qu’il se passait quelque chose de très grand », malgré la férocité de la répression, souligne Carmen Castillo, qui insiste sur la violence subie. Une répression pointée par les organisations de défense des droits de l’homme comme Amnesty ou Human Rights Watch et qui a fait plus de 20 morts.
Les pantallazos organisés par l’école montrent les images filmées puis montées à chaud par les élèves lors des rencontres dans les quartiers. Des images, des paroles spontanées que ne peuvent montrer les médias ni même voir (ou concevoir ?) les habitants du centre de la capitale. Ce qui est documenté là, c’est la parole, le ressenti des quartiers populaires. « Moi-même, nous explique Carmen Castillo, je n’aurais pas pu rendre compte de ce vécu. À chaque fois, cette parole qui se libère sur grand écran crée un choc. Une parole dotée de beaucoup d’humour, mais d’un humour noir et cru », ajoute la cinéaste. Les gens des quartiers populaires se racontent, expliquent « ce qu’ils sont avec leur langage à eux. Par exemple, ils me disent : on est des “flaites”. Et quand je leur demande ce que c’est, ils me disent que cela veut dire petit délinquant ». Leur langage se libère, leur musique s’affirme, leur poésie s’exprime et cela leur donne beaucoup de force, d’auto-estime. Ils apprennent en quelque sorte à s’aimer et cet acquis-là, personne ne pourra le leur prendre, selon Carmen Castillo.
« Vivre ça, pour moi, c’est énorme »
Pour elle, cette « école apporte une expérience de l’émancipation ». Elle permet de comprendre que « l’égalité est quelque chose qui ne nous est pas donné mais sur lequel on agit. Et on agit maintenant ! L’égalité est un magnifique concept qui a été largement oublié et remplacé par des mots comme “les inégalités”, ou “l’équité” qui est un terme qui vient de l’entreprise. L’égalité, c’est autre chose, c’est le rassemblement des différences. » Un message très politique et une cinéaste qui vit avec empathie ce bouillonnement que connaît actuellement le Chili. « Vivre ça, pour moi, c’est énorme » confie-t-elle, avec une émotion perceptible lorsqu’elle évoque Salvador Allende et Miguel Enriquez, son compagnon et l’un des responsables du MIR, assassiné en 1974, et leur héritage politique. « La terre chilienne n’est pas seulement la terre de nos morts ». N’est plus seulement, pourrait-on ajouter.
Des sentiments complexes et une douleur aussi que l’on retrouve chez un autre cinéaste, lui aussi exilé, Patricio Guzman. Dans son dernier film, La cordillère des songes, celui-ci raconte avoir davantage filmé le Chili depuis son exil en France que durant sa vie dans son pays. « L’état d’exil est quelque chose de terrible, confie Carmen Castillo, et j’ai comme Patricio Guzman une obstination à faire de la mémoire un outil d’émancipation et non pas de nostalgie ». Cette mémoire, ces images, tous ces films viendront nourrir de futures archives qu’il faudra classer, archiver pour de futurs films. Pour une nouvelle page d’histoire à écrire.
► Le programme du festival Chile despertó
Chile despertó
du 28 novembre au 1er décembre au cinéma la Clef revival à Paris
avec une sélection de documentaires comme Chicago Boys de Carola Fuentes et Rafael Valdeavellano (les étudiants chiliens de l’économiste Milton Friedman évoquent leurs souvenirs), La memoria obstinada de Patricio Guzman, Ahora te vamos a llamar hermano de Raúl Ruiz (Salvador Allende chez les Mapuches), Campamento Esperanza de Miguel Soffia… et des films tournés ces dernières semaines dans les quartiers populaires et les manifestations.
Les projections sont accompagnées de débats avec des cinéastes, artistes et journalistes.
► Le programme complet de la manifestation organisée par le collectif La nouvelle ambassade